By Latifa Zoulagh, PhD
Le corps se conçoit au même niveau que le corps de l’écriture où chaque signe se transforme en un texte chargé de sens et qui devient à son tour « le corps du corps ». Le corps fictionnel est le meilleur outil pour mieux comprendre la notion du « corps romanesque » qui réfère, selon Roger Kempf, à « des êtres de chair qui ne préexistent aucunement au livre. Ni emprunté ni transcrit, mais écrit ... le corps romanesque n’est rien de moins que le corps du roman » (5). Ce corps nous informe également sur le contexte socio-culturel en mettant en scène l’ensemble des expériences individuelles. Les variations du corps romanesque se concrétisent en représentations textuelles qui peuvent se lier à de différents niveaux suivant les circonstances socio-culturelles. Par conséquent, le texte littéraire met sous nos yeux un contexte particulier imprimé sur le corps réduit à une graphie qui est « toujours liée à un ordre moral et social » (Collet 83). Le corps du personnage peut donc servir non seulement comme reflet de l’univers qui l’entoure mais aussi comme une expression du moi.
Grâce au corps-texte, le personnage peut exprimer son être. Selon Khalid Zekri,
Il y a un lien intime entre le corps écrivant et l’objet de l’écriture. Ce lien est déterminant aussi bien dans les caractéristiques scripturales que dans l’élaboration de l’univers de la fiction. La consubstantialité entre sujet et objet de l’énonciation fait du texte romanesque un espace de commentaire. (151)
A la lumière de cette citation, on souligne que, dans le contexte marocain, la femme, qui se choisit comme un objet de narration, s’expose, dévoilant par-là les empreintes socio-culturelles sur son corps et fait preuve de sa capacité d’agir sur et dans le monde. En fait, en écrivant leurs corps, les femmes marocaines réalisent une certaine appropriation du vécu d’autant plus qu’elles s’octroient le droit d’extérioriser leur subjectivité malgré les prohibitions traditionnelles en écrivant contre les codes sociaux qui s’inscrivent sur et limitent leur corps.
Cette subjectivité telle qu’elle se manifeste à travers l’écriture du corps se révèle chez Rajae Benchemsi qui choisit d’entrer en texte (Marrakech, lumière d’exil) par une scène qui se déroule à la place de Jemaa-el-Fna.[1] Bahia, un des personnages principaux du roman et amie intime de la narratrice, écrit-tatoue au henné sur les mains des touristes, reprenant ainsi un geste qui remonte à la tradition du tatouage au henné, l’une des formes premières de l’écriture féminine marocaine. Toutes ces mains « qui se succédaient, sous l’œil attentif de Bahia, étaient devenues, au fil du temps, un véritable alphabet s’organisant pour signifier le monde » (Benchemsi 2002, 10). Cet alphabet transcrit sur ces mains « sans histoire » et dont les traits « lui [Bahia] indiquait infailliblement le caractère de toute ces femmes » (10) permet une appréhension, grâce aux symboles tatoués, des corps féminins transformés en signes. Bahia s’empare de la narration non seulement pour édifier la femme et établir un contact tactile avec le monde mais pour franchir les limites temporelles et spatiales afin de faire circuler des messages entre femmes. Grâce à cette graphie qui n’adhère pas aux contraintes géographiques et politiques, Bahia transmet un langage entre femmes et partage sa situation avec ses consœurs ; selon Zekri,
Le souci de soi passe ainsi par le souci du monde, d’où la surdétermination politique, culturelle, voir érotique du travail que Bahia effectue sur les mains (synecdoque du corps) féminines qui défilent sous ses yeux. Cette appropriation des signes du monde traverse de part en part le roman au féminin. Cela apparaît à travers la perspective narrative adoptée par les narratrices intradiégétiques ou les personnages féminins qui s’approprient le point de vue de la narration sur les événements et les objets narratifs. (152)
C’est donc la femme qui se charge de la narration et organise le monde à son gré. De plus, ces femmes, qui en tendant leurs mains au henné, « consacrent, dans ce geste généreux, le féminin en elles » (Benchemsi 2002, 10), établissant une complicité féminine universelle. En outre, c’est à travers le corps, en particulier la main qui écrit, que la femme s’accepte en tant que telle pour pouvoir afficher sa féminité et la transmettre non seulement de génération en génération mais aussi au-delà de la Méditerranée.
Le corps féminin tel qu’il se révèle à travers l’écriture de Benchemsi se manifeste également comme le vecteur de l’identité féminine. Cette perception du corps comme vecteur démontre que le corps doit être aperçu « dans une cohérence de lien social vis-à-vis de soi et vis-à-vis de l’autre » (Berrada-Fathi 110).
En d’autres termes, si le corps féminin se conçoit dans la société patriarcale comme un objet soumis à un certain nombre de contraintes sociales, ce qui sert de prétexte à sa domination, ce même corps devient l’élément essentiel dans le processus de la libération des femmes et de la réappropriation de leur identité, une réappropriation qui s’effectue dans un Maroc titubant toujours entre tradition et modernité après la fin des années de plomb.
Il est à souligner que Benchemsi nous révèle des représentations du corps féminin non pas uniquement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur. Par exemple, Benchemsi nous transmet les fébrilités qui marquent les personnages dans Marrakech, Lumière d’exile. A titre d’exemple, Bradia, un des personnages féminins principaux de l’œuvre, met sous nos yeux une représentation des agitations qui animent les femmes. La révélation des états d’âme chez cette femme présente un aspect intérieur du corps féminin désirant qui se libère des contraintes traditionnelles et réclame son autonomie.
De surcroît, à travers l’écriture du corps féminin comme un champ textuel qui reflète la confrontation continue entre tradition et modernité marquant la société marocaine, Benchemsi souligne que ce corps féminin ne se perçoit pas comme un objet qui suscite la honte. Elle précise qu’au contraire, les femmes doivent concevoir le corps en tant qu’un indicateur de toute une gamme de potentialités féminines aussi bien qu’un signe de « féminitude », pour reprendre le terme de Malek Chebel. Selon lui, la féminitude est le passage du stade de la femelle-femme à celui de l’individu-femme, de l’être pensant et agissant. C’est l’usage délibéré et conscient, et tout à fait contrôlé de la femme et de sa féminité. La féminitude c’est l’usage transcendé et maîtrisé que fait la femme de sa féminité et de son statut.[2] Elles signalent que la façon dont les femmes perçoivent leurs corps, et par conséquence leur féminité, démontre qu’elles détiennent une vision différente de celle des hommes quand elles écrivent leurs corps.
En effet, en se focalisant sur l’écriture du corps féminin et de ses désirs, Benchemsi cherche à miner la logique phallocentrique en mettant en scène le corps féminin. Elle s’attaque à l’idéologie sociale qui engendre chez la femme un sentiment de honte et de culpabilité car dépositaire d’un « corps maladroit et gauche qui pousse de partout malgré soi, des seins qui surgissent, mal à l’aise d’être là, sous les regards indiscrets [de l’autre] » (Martin 135-36). Dans le contexte marocain, la honte constitue une entrave pour l’épanouissement du corps féminin et entraîne l’étouffement de ses désirs car les codes sociaux présentent ces désirs comme impurs.
Chez Benchemsi, l’accent se met sur la naissance de l’initiative féminine chez Bradia pendant « la nuit du poulet medfoun »[3] : « Poussée par une vitalité inhabituelle, elle se leva et prenant Hammad par la main, elle l’entraîna sans mot dire dans la chambre à coucher. Elle s’allongea sur le lit et défie un à un les boutons de fil de soie de son caftan de satin » (Benchemsi 2006, 150) tout en défiant le regard de son mari, Bradia se débarrasse finalement de la pesée du regard de l’autre qui lui rappelle ce sentiment freinant de hchouma même entre époux. Tout mot, tout autre mouvement aurait gâché l’euphorie d’une telle victoire; elle est sûre qu’« il ne fallait en aucun cas le laisser parler. Réfléchir. Penser. N’importe quel mot, même d’amour l’aurait ramené à la raison. Seule cette fascination brûlante et muette pouvait le tenir en haleine. Repousser ces préjugés d’enfant bien né. Pieux » (150). Bradia s’est fixée le but de se libérer et libérer avec elle cet homme à qui on a inculqué et qui a grandi avec toutes les formes et manifestations de la honte et de la pudeur. En fait, non seulement les femmes sont prisonnières des règles de la hchouma, les hommes le sont également puisqu’ils sont eux-mêmes soumis et élevés dans les mêmes traditions.
Bradia, qui se sentait forte et invincible, nous fait penser à l’auteur qui parle de sa propre expérience d’écrivaine; plus elle libère sa plume, plus elle vainc la censure de parler. Les deux (Bradia et l’écrivaine) transgressent un tabou social ; elles exhument leur moi et ses désirs non seulement devant elles-mêmes mais aussi devant l’autre (Hammad et le lecteur). L’écriture devient ainsi l’apanage qui conditionne l’échappatoire féminine loin de « la honte de la voix comme rapport entendu à l’autre, comme prestation orale qui exige un minimum de prestance » (Martin 176). Si la parole orale, qui exige un rapport direct entre le locuteur et son interlocuteur, reste prisonnière de la honte sociale qui se drape dans les traditions et les dogmes, et puisque l’oralité présuppose une relation immédiate avec l’auditoire, l’écriture par contre expose le corps du livre aux yeux de tous car l’écrivain lui donne « corps », palliant par là ce que Rousseau nomme « la honte de manquer en public ».
Bibliographie
Benchemsi, Rajae. Marrakech, lumière d’exil. Paris : Sabine Wespiser, 2002.
Berrada-Fathi, Rajaa. “Corps et Corpus au féminin.” Expressions Maghrébines 8, (2009) : 105-120.
Collet, Paule. “Les avatars du corps romanesque au XXe siècle.” Le corps. Paris : Ellipses, 1992.
Kempf, Roger. Sur le corps romanesque. Paris : Éditions du Seuil, 1968.
Zekri, Khalid. Fictions du réel. Modernité romanesque et écriture du réel au Maroc. Paris : L’Harmattan, 2006.
Notes
[1] La place Jemaa-el-Fna date de la fondation de Marrakech en 1070-1071 et depuis lors elle est le symbole de la ville. Les voyageurs vantent depuis longtemps son cosmopolitisme et sa vitalité. La place Jemaa-el- Fna, située au cœur de la médina de Marrakech, est inscrite sur la liste du patrimoine mondiale de l’UNESCO.
[2] Tiré de l’entretien de Fatima-Zohra Taznout avec Chebel : http://www.maroc-hebdo.press.ma/MHinternet/Archives277/html_277/Article14.html
[3] Littéralement poulet farci et enterré sous une couche de couscous ou de vermicelle ; c’est un plat marocain à base de poulet farci aux herbes et noix et consommé souvent avant les ébats amoureux.